« Affaire du siècle » : Les promesses climatiques risquent d’engager ceux qui les font

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Depuis quelques jours, on ne compte plus les commentaires réagissant à « l’Affaire du siècle ». Il est vrai que la décision de justice rendue par le tribunal administratif de Paris, mercredi 3 février 2021, a d’ores et déjà marqué les esprits.

Répondant à une requête déposée par plusieurs ONG, cette décision vient condamner l’État pour son manquement en matière de lutte contre le changement climatique et lui impose de réparer en nature le préjudice écologique qui en résulte.

Certes, il faudra attendre encore deux mois pour connaître le résultat de l’instruction ayant pour finalité de déterminer les mesures permettant de prévenir l’aggravation du préjudice. Mais la « révolution » est bien là : un juge français admet, pour la première fois, que le climat subit un préjudice, celui résidant dans la « modification de l’atmosphère et de ses fonctions écologiques », et que l’État en est pour une part responsable.

Climat : L’Affaire du siècle devant la justice française. (Euronews/Youtube, février 2021).

Si le jugement suscite de multiples interrogations juridiques – qu’est-ce qu’une carence fautive ? Qu’est-ce qu’un préjudice écologique ? Comment le réparer ? Quelles mesures d’injonctions le juge peut-il prescrire ? –, en creux, il dit bien plus.

Avec une lecture plus politique, il nous parle aussi de la portée qu’il convient d’accorder aujourd’hui à un nouveau type de gouvernance : la gouvernance des engagements.

S’engager, une forme de communication

Les juristes sont familiers des « engagements » et n’ont de cesse de s’interroger sur leur qualification et portée juridiques. En droit, on les trouve en général dans des actes juridiques individuels souscrits par des personnes dans l’intention de créer des obligations au bénéfice d’une autre personne. L’étudiant de première année aura en tête l’exemple type du testament.

Aujourd’hui, les engagements dépassent toutefois ce cadre interpersonnel. Ils se nichent dans des normes générales, celles qui ont vocation à réguler l’ensemble des citoyens de manière impersonnelle, notamment ces règles adoptées par l’État, dites « programmatoires ». Alors que le droit est considéré sur la forme comme un ensemble de règles générales et abstraites, les normes contenant des engagements se montrent au contraire plus concrètes, remplies d’objectifs à atteindre, souvent chiffrés et datés.

Pour ceux qui y ont recours, ce droit d’engagements présente un double intérêt. Dans le champ politique, il rassure les citoyens. En s’engageant à remplir certains objectifs, l’État atteste de sa volonté d’agir, d’aller de l’avant, de prendre des décisions, de se montrer efficace. Sur le plan juridique – et parce que « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent », pour reprendre les mots du président Jacques Chirac – l’engagement peut laisser penser à l’État qu’il n’est pas véritablement contraint par les objectifs énoncés. Aucun créancier précis n’étant identifié, comment pourrait-il être débiteur d’une quelconque obligation ?

L’engagement peut ainsi être ainsi perçu comme une nouvelle forme de « communication » par le droit.

Des objectifs non atteints

Avec l’Affaire du siècle cependant, au-delà de la condamnation de l’État pour le préjudice qu’il cause au climat, on assiste bien au procès de ce type de gouvernance.

Évoquant ici les « engagements », là les « objectifs », le juge n’hésite pas à mettre l’État face à ses responsabilités. Ses mots ont un sens. Relisons-les : l’État « a choisi de souscrire des engagements », il « s’est engagé à atteindre […] des objectifs », il se les ait « lui-même fixés », il « a reconnu sa capacité à agir », etc.

Certes, ce n’est qu’au regard des engagements pris en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre que l’État se trouve condamné. Toutefois, s’agissant aussi bien de l’amélioration de l’efficacité énergétique que de l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie, le juge est clair : l’instruction atteste du fait que les objectifs que l’État s’est fixés n’ont pas été atteints.

Les gouvernements et les entreprises

Certains penseront sans doute qu’il n’y a pas péril en la demeure. La copie était mauvaise, mais c’est sans conséquence…

Justement pas. Une décision de justice ne se comprend pas uniquement au regard de la condamnation de la personne qu’elle vise. Elle se comprend aussi au regard de ce que dit le juge pour y parvenir. Et avec cette « Affaire du siècle », la chose est entendue : dans le domaine énergétique, l’État a failli. À l’État de réagir et à la société civile, aux citoyens, aux opposants politiques de prendre acte de cette vérité judiciaire, d’en faire ou non un argument du débat ou combat politique.

Surtout, en admettant la possibilité de regarder de plus près ces engagements, le juge pourrait bien avoir ouvert la boîte de Pandore. Car en matière environnementale, l’entreprise raffole tout comme l’État des engagements.

On les rencontre à la lecture de certains documents qu’elle adopte et n’hésite pas à mettre en ligne, tels les chartes éthiques ou les codes de bonne conduite. Fruit de l’adhésion à des instruments de normalisation ou des référentiels internationaux, ils relèvent de ce nouveau monde normatif que l’entreprise s’est elle-même fabriqué, un monde de normes sur mesure : celui de la responsabilité sociale des entreprises, la RSE.

Ici, une entreprise s’engage à réduire les émissions de gaz à effet de serre issus de son activité ; là, une autre entend mettre sur le marché des obligations vertes tournées vers le développement des énergies renouvelables ; là encore, une banque promet de ne plus investir dans les énergies fossiles. À l’avenir désormais, il se pourrait que, comme l’État, les entreprises aient elles aussi à rendre des comptes devant les juges et que, piochant dans la boîte à outils du droit, les plaideurs trouvent les clés de leur condamnation.

Toutes les potentialités de l’engagement

Là encore, la parade ne semble pas très compliquée à trouver : il suffira d’adopter de « fausses promesses ». Mais l’État et les entreprises ont-ils encore le choix de ne pas s’engager ?

L’Affaire du siècle est à ce titre éloquente : c’est en tant que signataire de l’Accord de Paris sur le climat et membre de l’Union européenne que l’État français, pour respecter les obligations qui lui sont imposées, doit à son tour s’engager de manière précise, avec des objectifs particuliers et datés – appelés « contributions déterminées au niveau national ». Dans ce cadre, la France vise la « neutralité carbone » pour 2050, impliquant une division par 6 des émissions de gaz à effet de serre (par rapport à 1990).

C’est de son côté en tant que destinataire de lois, lui imposant de communiquer les engagements qu’elle adopte en matière environnementale et climatique – le fameux reporting qui ne cesse de se sophistiquer depuis la loi NRE du 15 mai 2001 –, mais aussi de mettre en œuvre un plan de vigilance comportant les mesures prises pour éviter les atteintes à l’environnement – loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 – que l’entreprise se trouve obligée de s’engager.

Coincés dans les mailles du filet d’un ordre juridique qui les contraint à agir, ces deux acteurs se retrouvent aujourd’hui comme « pris au piège » de l’engagement.

Au-delà de ses aspects techniques, le jugement du tribunal administratif de Paris invite à prendre cette nouvelle gouvernance au sérieux. Loin de le dénigrer, ce sont bien toutes les potentialités de l’engagement qu’il met à l’honneur.

Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeur de droit, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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